CHAPITRE XI
Le ciel se tendait d’un voile mauve qui annonçait l’avènement du crépuscule. Une odeur fétide montait des carcasses des boukramas. Les grosses mouches bleues s’éloignaient en bourdonnant au passage de Serpent et Petite-Ourse, puis s’abattaient de nouveau sur les charognes dont la chaleur du jour avait accéléré la décomposition.
Le défilé s’étirait à l’infini. Les tireurs embusqués semblaient avoir définitivement abandonné leurs postes. Serpent hésitait entre retourner dans le désert et se réfugier dans le massif montagneux. L’estomac vide, la gorge sèche, Petite-Ourse et lui marchaient vers la sortie de la gorge simplement parce que tout retour en arrière leur était interdit. Ils lançaient régulièrement des regards en arrière, mais les trois bourreaux de Lyre n’étaient pas encore revenus sur leurs pas. Serpent exhortait sans cesse la fillette à presser l’allure, qui, minée par le chagrin, déséquilibrée par le poids de l’épée, épuisée par cette marche et les privations des jours précédents, peinait à suivre le train. Hantés par les images de leurs compagnons disparus, le squelette de Cygne, le cadavre de Taureau, le corps ensanglanté de Lyre, les souvenirs des atrocités commises par les Oltaïrs dans les ruelles et sur les places de Canis Major, ils progressaient comme des automates dans cet interminable passage inondé de lumière rouille.
Ils débouchèrent sur un deuxième cirque naturel d’où partaient d’autres passages. Ils ne se rappelaient pas l’avoir traversé avec les boukramas. Ils s’assirent pendant quelques instants sur un rocher à la fois pour reprendre leur souffle et pour se donner le temps de la réflexion. La sueur collait leurs cheveux sur leur front et leur vêtement sur leur corps. La tête posée sur les genoux, Petite-Ourse pleura de fatigue et de tristesse. Serpent, qui n’avait pas les qualités empathiques de Taureau, demeura un long moment interdit avant de la prendre dans ses bras et de la serrer contre lui. Ils n’étaient en cet instant que deux enfants de cinq et six ans perdus dans un monde trop vaste pour eux.
Il n’y avait pas des mirages dans le massif, comme s’ils ne pouvaient franchir l’obstacle dressé par la barrière montagneuse. Des rafales d’un vent sec et froid se glissaient dans les chuchotements de la brise, colportaient des rumeurs lointaines où les bruits de voix se mêlaient aux cris d’animaux.
— Qu’est-ce qu’on va devenir ? demanda Petite-Ourse après avoir reniflé bruyamment.
— Je ne sais pas encore, dit Serpent. J’espère que les étoiles me diront dans quelle direction aller.
— Est-ce qu’on retournera un jour à Canis Major ?
— Canis Major n’existe plus.
Secouée de sanglots, Petite-Ourse fut incapable d’articuler un mot pendant de longues minutes.
— Le Livre a été méchant avec nous, reprit-elle d’une voix entrecoupée de hoquets.
— Le Livre n’est ni bon ni méchant, murmura Serpent. Il donne seulement des clefs, des codes. Les lecteurs officiels n’ont pas bien regardé le ciel.
— Qu’est-ce que nous ferons si nous ne trouvons pas l’homme à qui appartient l’épée ?
Le garçon haussa les épaules : il n’avait jamais envisagé l’échec. Et pourtant la présence de soldats en armes dans le cœur du désert intérieur de Déviel montrait qu’une partie décisive se livrait pour l’avenir de l’humanité. Ses pensées se dispersèrent, le silence se fit en lui et il reçut des réponses claires, évidentes, à ses interrogations. Il reconnut le souffle du vieux Drago. Il lui parlait depuis le monde des esprits, lui demandait de prendre le deuxième passage sur sa gauche. Il hésita, croyant être le jouet d’une illusion sensorielle (à l’intérieur du massif, les hallucinations visuelles se transformaient peut-être en mirages télépathiques) puis il estima qu’il n’avait rien à perdre à suivre les instructions de cette voix qui résonnait à la fois à l’intérieur et à l’extérieur de lui.
Il se leva et prit résolument Petite-Ourse par la main.
Le jour agonisait lorsqu’ils découvrirent, se découpant sur la paroi verticale, l’entrée d’une immense grotte éclairée par des bulles flottantes. À l’intérieur, des silhouettes se pressaient autour d’une masse métallique. Une agitation fébrile semblait régner sur l’excavation, comme en témoignaient les cris stridents, les mouvements brusques, les jeux incessants d’ombre et de lumière. Une agitation qui mobilisait en tout cas l’attention de tous les hommes, puisque aucune sentinelle ne se tenait devant l’ouverture.
— Allons-y, souffla Serpent.
— Où ? demanda Petite-Ourse.
Elle connaissait déjà la réponse à en croire ses yeux écarquillés et la frayeur contenue dans sa voix.
— Là-dedans.
La fillette vit que la résolution de son compagnon serait inébranlable mais, même s’il était guidé par une force supérieure – par le Livre, peut-être –, elle éprouva encore le besoin d’argumenter.
— Ils nous tueront comme ils ont tué Lyre.
— Ils ne feront pas attention à nous.
Serpent prit Petite-Ourse par les épaules et la fixa avec une intensité qui la fit chanceler.
— Si nous n’entrons pas là-dedans, le sacrifice des autres n’aura servi à rien.
— Comment tu le sais ? Est-ce qu’on est arrivé au labyrinthe des pensées créatrices ?
Serpent leva les yeux et, d’un mouvement de menton, désigna l’étoile solitaire qui brillait d’un éclat insolite sur le ciel encore clair.
— L’étoile de l’homme que nous cherchons, expliqua-t-il brièvement. Elle vient tout juste d’apparaître. Le ciel nous informe qu’il se trouve à l’intérieur de cette grotte. Nous devons lui remettre son épée pour qu’il puisse se défendre. Tu es prête ?
Elle acquiesça d’un mouvement de tête tellement brusque que des mèches de sa chevelure lui balayèrent le visage. Elle glissa la main dans l’échancrure de sa robe, déchirée en de multiples endroits, et referma les doigts sur la poignée de l’épée. Le métal lisse lui parut étrangement froid, comme mort.
*
Le Vioter, Nazzya et pra Goln avancèrent lentement vers la sortie de la grotte. Les hommes du Jahad s’écartèrent, visiblement déçus par l’attitude du fra lieutenant qui avait fini par se rendre aux arguments du légat. Ils auraient volontiers criblé d’ondes mortelles l’envoyé du palais épiscopal, au nom de l’éternelle opposition entre les membres de l’administration et les agents de terrain. Ils n’auraient pas hésité à massacrer Nazzya, pour en finir une bonne fois avec les créatures artificielles imposées par la hiérarchie. Ils auraient même tué le déserteur au besoin, l’homme que l’Église recherchait depuis plus de deux ans. Ils n’ignoraient pas que Rohel Le Vioter détenait une formule secrète dont le Chêne Vénérable avait besoin pour répandre le Verbe d’IDR El Phase sur les mondes réfractaires, mais ils considéraient ces questions stratégiques comme des « divagations de planqués », comme d’obscures manœuvres politiciennes dont ils étaient exclus et dont ils faisaient parfois les frais. C’étaient des combattants, des tueurs, des individus qui accomplissaient les basses besognes, des hommes qu’on utilisait sans vergogne pour préparer le terrain aux missionnaires et qu’on traitait ensuite par le mépris. Que leur importaient une formule ou la vie d’un prélat confit dans son arrogance ? Ils guettaient le moindre signe du fra lieutenant pour ouvrir le feu et empêcher ces trois-là de leur fausser compagnie.
Nazzya maintenait l’extrémité de la lame de lumière à deux ou trois centimètres de la tempe de pra Goln. Il ne faisait aucun effort pour s’échapper toutefois – il lui aurait pourtant été possible d’exploiter le relâchement de la jeune femme pour s’écarter et permettre à ses coreligionnaires de s’emparer du déserteur –, comme s’il était désireux lui aussi de quitter au plus vite le massif de l’Erq. Il paraissait favoriser délibérément le dessein de ses ravisseurs.
Les lampes s’emplissaient peu à peu de lumière, révélaient les silhouettes immobiles des hommes répartis autour du caisson. Le fra lieutenant ne bougea pas d’un centimètre lorsque pra Goln et Nazzya passèrent à côté de lui. Il se contenta de fixer le légat d’un regard haineux, n’accordant aucune attention à Rohel. Puis il se retourna et suivit le petit groupe en gardant une distance de trois mètres.
— Reculez ! cria Le Vioter à l’adresse des hommes obstruant le passage.
Ils s’exécutèrent après que le sous-officier leur eut fait un petit signe de la main. Ils relevèrent le canon de leurs armes et se plaquèrent contre les parois.
Le Vioter se rapprocha de Nazzya pour franchir l’ouverture. Ils pénétrèrent sans encombre dans la salle principale où stationnaient les deux appareils, la felouque interstellaire et l’avial atmosphérique. Un ronronnement assourdi emplissait le silence et une odeur de métal surchauffé saturait l’air imprégné d’humidité. On avait ouvert la porte d’embarquement de l’avial et déroulé la passerelle, conformément aux exigences de pra Goln. Les rayons des lampes flottantes enflammaient le chêne stylisé incrusté sur le flanc convexe de l’appareil. Pas très long – à peine dix mètres de la poupe à la proue –, il utilisait un moteur à propulsion nucléaire classique qui pouvait l’entraîner à une vitesse de cinq ou six mille kilomètres heure. Son système verdecat – décollage et atterrissage à la verticale – lui permettait de se poser à peu près sur toutes les surfaces, y compris sur l’eau car il était équipé de flotteurs rétractables. Le Vioter vit, aux traînes rougeâtres qui couraient sur son fuselage, qu’il n’avait pas été révisé depuis des lustres. Les volutes de fumée blanche qui sortaient de ses tuyères étaient aspirées vers le haut, comme avalées par une gigantesque hotte.
Rohel observa la voûte, qui présentait une ouverture d’une largeur de cinquante mètres. Il en déduisit que les deux engins, la felouque et l’avial, étaient passés par cette gigantesque cheminée naturelle pour se poser dans la grotte. Il n’en distinguait pas l’extrémité, mais une colonne de lumière rougeâtre tombait sur la felouque et teintait de rose son pont supérieur. De même il sentait sur son visage des souffles frais révélateurs d’une circulation d’air.
Ils se dirigèrent vers la passerelle avec une lenteur exaspérante. Adossé à Nazzya, Rohel progressait à reculons pour surveiller les hommes du Jahad qui se refermaient derrière eux comme l’eau fendue par l’étrave d’un navire. Le moindre faux pas, le moindre incident donneraient le signal de la curée. Il s’efforça de descendre sa respiration dans le bas-ventre, de maintenir cet ordre invisible qui dressait entre eux une barrière mentale. Du coin de l’œil, il les voyait se disperser autour des pieds de l’appareil. Les lampes oscillèrent sous l’effet d’un courant d’air plus violent que les autres et les ombres tremblèrent alentour.
— On va tout de même pas les laisser filer comme ça, lieutenant ! glapit une voix au moment où ils arrivaient au pied de la passerelle.
Cette intervention, si elle ne provoqua aucune réaction chez le sous-officier, suffit à rompre l’ordre secret des choses. D’autres protestations s’élevèrent en divers endroits de la grotte.
— Faut les abattre comme des chiens, lieutenant !
— On n’en a rien à foutre de la formule ! Rien à foutre des planqués d’Orginn !
Ils déborderaient bientôt leur lieutenant impassible – il se gardait bien d’intervenir, car ils étaient les reflets de ses propres pensées – et libéreraient une fureur dévastatrice.
— Dans l’avial, vite ! souffla Rohel à Nazzya.
Elle relâcha immédiatement le cou du légat et bondit sur la passerelle qui montait en pente douce jusqu’à la porte du compartiment. Le Vioter s’élança à son tour. Ses pieds nus épousèrent le matériau froid et souple du plancher. Il vit la jeune femme disparaître dans la pénombre du compartiment. Il lui fallut moins de deux secondes pour parcourir la distance qui le séparait de la porte. Il se rendit compte que le légat lui avait emboîté le pas, n’ayant visiblement aucune envie de se retrouver seul face à ses coreligionnaires.
— Tirez ! hurla une voix.
Une première onde jaillit d’un pied de l’appareil et s’écrasa sur le fuselage où elle abandonna une flaque étincelante et fugace. Le Vioter sentit l’haleine incendiaire d’un deuxième rayon lui lécher l’oreille. Il se baissa, plongea de tout son long dans le compartiment, se reçut en souplesse sur le plancher, se rétablit sur ses jambes. Une véritable grêle lumineuse s’abattit sur l’avial. Des ondes s’engouffrèrent par l’ouverture, frappèrent les sièges et les cloisons qu’elles criblèrent de corolles noires et fumantes.
— La porte ! cria Nazzya. Je m’occupe du pilotage.
Le Vioter hocha la tête, se redressa et se précipita sur le levier de fermeture manuelle de la porte coulissante. À cet instant, une forme verte s’abattit à ses pieds et une odeur de chair carbonisée envahit l’habitacle, lui faisant craindre que le légat eût été mortellement touché. Ivres de colère, les hommes pressaient sans discontinuer la détente de leur arme. La porte commença à coulisser mais fut immobilisée par le corps de pra Goln, gisant en travers du seuil. Rohel lâcha le levier, s’accroupit pour saisir le légat par les aisselles et le tirer dans le compartiment. Il n’en eut pas besoin : pra Goln se redressa tout à coup sur les coudes et franchit en rampant le seuil de l’ouverture. Le Vioter entrevit son épaule déchiquetée sous l’étoffe calcinée de sa chasuble. Il perçut également les vibrations de la passerelle qui se transmettaient au plancher et qui, associées à une soudaine interruption des tirs, indiquaient que les agents du Jahad tentaient d’investir l’appareil. Il se releva et s’arc-bouta sur le levier. La porte acheva de coulisser dans un crissement aigu. Un pied s’immisça dans l’entrebâillement pour l’empêcher de se fermer complètement, mais le légat, agenouillé, le frappa de toutes ses forces et le contraignit à reculer.
Sa vitesse d’exécution, la puissance de son coup étonnèrent Rohel. La peur ne suffisait pas à expliquer une telle détermination, une telle précision. Le lourd volet métallique se referma dans un claquement. Des coups sourds ébranlèrent le panneau, des crépitements retentirent tout le long du fuselage, des assaillants grimpèrent sur les ailes et entreprirent de fracasser les hublots à coups de crosse.
Le Vioter se rua dans la cabine de pilotage. Assise devant le tableau de bord, Nazzya manipulait différents leviers. Elle ne se retourna pas lorsqu’il prit place à ses côtés. Il examina les instruments de bord, vit que les moteurs de poussée n’étaient pas encore montés en régime.
Un visage grimaçant apparut de l’autre côté de la baie vitrée.
— Décolle ! rugit Le Vioter.
— Les moteurs sont encore froids, objecta-t-elle.
— Prends le risque.
Elle hocha la tête, coupa les circuits automatiques et enfonça d’un coup sec le levier de pilotage manuel. Un long tremblement secoua l’avial dont la structure émit un grincement alarmant. Inquiet, l’homme installé à califourchon sur le museau de l’appareil suspendit ses gestes. Le canon de son vibreur resta dressé à la verticale. Puis, comprenant qu’une course de vitesse s’était engagée entre les fuyards et lui, il posa l’extrémité de son arme sur la baie et visa la tête de Nazzya. L’onde ne parviendrait pas à fracasser la triple épaisseur de verre-cristal, mais elle se propagerait à l’intérieur de la cabine et garderait suffisamment de puissance pour tuer la jeune femme.
L’avial s’arracha du sol dans un miaulement plaintif.
Surpris, l’homme n’eut pas le temps de presser la détente. Il perdit l’équilibre, tenta en un réflexe de se rattraper au fuselage mais, ne trouvant aucune aspérité, il glissa le long du métal lisse en poussant un hurlement. Le décollage du petit appareil surprit également les autres membres du Jahad qui s’étaient aventurés, les uns sur la passerelle, les autres sur les ailes et les derniers sur les pieds d’atterrissage. Ils tombèrent dans le vide les uns après les autres d’une hauteur qui atteignait maintenant les vingt mètres.
Nazzya alluma les phares mobiles pour éclairer le conduit, très large par endroits mais qui se rétrécissait parfois et la contraignait à déployer toute sa vigilance. Elle n’avait jamais appris à piloter, elle avait reçu un implant mémoriel – un de plus – qui lui permettait de se familiariser instantanément avec la technique de conduite d’un appareil volant. Les Ulmans biologistes l’avaient conçue comme un mémodisque capable de rechercher instantanément le programme correspondant à une situation donnée. Toutefois, ils n’avaient pas réussi à éradiquer totalement la femme en elle, et ses réactions d’être humain, ses sensations, ses émotions avaient parasité ses mémoires ajoutées et anéanti en grande partie leur œuvre.
L’avial s’éleva de plus en plus rapidement le long du conduit, probablement une ancienne cheminée volcanique. Le grondement de ses moteurs, amplifié par les parois, traversait plancher et cloisons. Les faisceaux des phares révélaient des reliefs tourmentés effleurés par la lumière mourante du jour. Le Vioter craignit pendant quelques secondes que la cohorte du Jahad ne lance la felouque ultrarapide à leur poursuite, puis il se souvint que ce type de vaisseau requérait du temps pour être opérationnel.
— Je te demande pardon pour ce qui s’est passé dans le désert, dit Nazzya.
Il lui posa la main sur l’avant-bras.
— Tu n’étais pas toi-même, dit-il avec un sourire.
— Je ne sais plus qui je suis, murmura-t-elle d’une voix déchirante de tristesse.
Elle donna un coup de manche vers la droite pour éviter un énorme éperon rocheux débusqué par les faisceaux. La lumière des phares s’engouffrait par la baie vitrée et donnait à son visage un aspect dur, tragique.
— Remonte à la source et tu finiras par te retrouver.
— Édifiante, cette conversation !
La voix avait surgi dans leur dos. Ils se retournèrent dans le même mouvement et découvrirent la silhouette du légat qui se découpait dans l’embrasure arrondie de la cloison de séparation.
— La source, monsieur le déserteur, les êtres humains l’ont tarie depuis bien longtemps, poursuivit pra Goln.
Les éclats lumineux révélaient la déchirure de sa chasuble et la plaie de son épaule, une lésion aux bords noircis et d’où s’écoulait un sang noir d’une épaisseur étonnante. Il semblait pourtant ne pas souffrir de sa blessure. Ou bien il déployait une volonté de fer pour surmonter la douleur, ou il n’avait été touché que de manière superficielle, quoique l’apparition d’esquilles sous les chairs meurtries ne cadrât pas avec cette deuxième hypothèse.
De nouveau Nazzya se sentit submergée par un flot de haine. Elle ne se laissa pas emporter toutefois, elle resta concentrée sur le pilotage, d’autant que l’avial prenait de la vitesse et devenait de plus en plus difficile à maîtriser.
— Vous les avez bien aidés à la tarir, gronda Le Vioter.
— Nous avons simplement exploité cette faculté extravagante qu’ont les hommes de s’identifier à leurs sens.
— À vous entendre, pra, le Chêne Vénérable a été l’ennemi le plus acharné de l’humanité.
— L’humanité n’a besoin de personne pour se détruire.
Ils gardèrent le silence pendant quelques minutes, contemplant d’un œil distrait les parois de la cheminée qui allaient en s’évasant au fur et à mesure que l’avial gagnait en altitude. Le légat ne bougea pas, figé dans une attitude provocante. Une vague odeur de carbone émanait de lui, se mêlait aux relents de métal fondu qui empuantissaient la cabine.
Ils apercevaient à présent l’extrémité du conduit, une bouche circulaire qui s’ouvrait sur un ciel empourpré. Bien que la nuit ne fut pas encore tombée, quelques étoiles brillaient entre les stries mauves.
Rohel ferma les yeux et fixa son attention sur l’image de Saphyr. Il espérait qu’elle se manifesterait s’il l’appelait par la pensée, mais il ne ressentit pas sa présence, son souffle vital, avec la même acuité qu’au moment où il avait cédé aux avances de Nazzya. Les doutes à nouveau l’assaillirent. Ne s’était-il pas leurré lui-même tout au long de ces sept années d’exil ? N’avait-il pas été victime des illusions créées par son propre inconscient ? Les Garloups éliminaient systématiquement les éléments qui laissaient une porte ouverte sur le hasard : pourquoi auraient-ils gardé en vie une captive que des prophéties présentaient comme une des causes probables de leur perte ?
Il sentait le poids du regard du légat sur sa nuque, comme si celui-ci tentait de se glisser dans ses pensées. Il rouvrit les yeux, secoua la tête pour chasser l’impression pénible soulevée par cette attention muette.
L’avial s’éleva dans la luminosité mourante du jour. Le disque de Flamme disparaissait derrière la ligne d’horizon brisée par les sommets du massif montagneux. Nazzya maintint le manche relevé pour monter vers les cinq mille mètres, l’altitude de sécurité pour ce type d’appareil. Les moteurs émettaient un ronronnement délicat, à peine perceptible. Les générateurs d’oxygène et d’air conditionné se déclenchèrent automatiquement et des vibrations de faible importance ponctuèrent le franchissement des paliers successifs. Vu d’en haut, le massif n’était qu’une île sombre au milieu de l’océan moutonnant des dunes de sables. D’une largeur de dix ou quinze kilomètres, il avait une forme de quadrilatère et la géante rouge jetait un voile mordoré sur les neiges éternelles des cimes.
— Tu sais quelle direction prendre pour retrouver l’uzlaq où j’ai laissé l’épée ? demanda Le Vioter.
— Je me suis déjà repérée par rapport à Flamme, répondit-elle. Mais la nuit sera tombée avant que nous ne soyons arrivés sur les lieux.
— Tu ne peux pas t’orienter dans le noir ?
— Si, mais je risque de détruire l’avial si j’essaie de le poser sans visibilité.
À cet instant, pra Goln poussa un glapissement strident et se précipita sur Rohel. Les ongles du prélat s’enfoncèrent comme des griffes dans sa chair et crissèrent sur ses omoplates. Surpris par la violence et la soudaineté de l’attaque, il tomba de son siège et roula sur le parquet. Son adversaire lui bondit sur les épaules et pesa de tout son poids pour l’empêcher de se relever. Une haleine glacée lui effleura la nuque, puis des dents se refermèrent sur la base de son cou et commencèrent à lui arracher des lambeaux de peau. Il banda ses muscles, tenta de se retourner, de déséquilibrer pra Goln, mais la pression des ongles se resserra sur ses vertèbres supérieures et la douleur atroce le paralysa. L’attaque du légat lui rappela l’agression de l’être qui se faisait passer pour Hamibal Le Chien dans le vaisseau que lui avait confié le gouvernement stegmonite.
Il tenait enfin l’explication du comportement déroutant de pra Goln, de son étrange résistance à la douleur. Un Garloup s’était glissé dans l’enveloppe corporelle de l’Ulman et tentait maintenant de s’introduire dans la sienne. L’ouverture qu’il pratiquait à la base de sa nuque lui servirait de passage. Il mettrait certes du temps avant d’accéder à la mémoire cachée de son nouveau véhicule humain, mais l’évocation de l’épée de lumière qui semblait tant le terroriser (Rohel se souvint du tremblement qui l’avait agité lorsqu’il avait parlé de Lucifal) l’avait conduit à précipiter les choses. Les êtres venus des trous noirs avaient infiltré la délégation du Chêne Vénérable pour recueillir la formule et ils auraient parfaitement atteint leur but si, au dernier moment, Le Vioter n’avait pas renoué avec le fil de son existence.
Il tenta une nouvelle fois de se révolter mais la douleur le cloua sur le plancher métallique. Nazzya demeurait pour l’instant pétrifiée, perdue entre ses mémoires dispersées, incapable de prendre la moindre initiative. Des bruits de succion et de mastication s’élevèrent dans le silence de la cabine.
Il restait une dernière arme à Rohel : le Mentral. La formule détruirait l’avial et disparaîtrait avec lui. La prophétie des Grands Devins d’Antiter ne s’accomplirait jamais, mais elle n’avait peut-être été qu’un rêve de vieillards condamnés à l’oubli. Les syllabes destructrices se pressaient déjà dans sa gorge.
Puis, alors qu’il entrouvrait la bouche, la pression de son adversaire se relâcha de manière inattendue. La chaleur dégagée par la formule lui incendia le crâne mais il parvint à renvoyer les terribles phonèmes au silence. Il tourna la tête et aperçut une lumière aveuglante qui jaillissait du compartiment voisin. Le Garloup se redressa et poussa un grognement à la fois coléreux et plaintif. Des filets de sang s’écoulaient des commissures de ses lèvres. Il semblait tétanisé, comme si le système nerveux de son corps d’emprunt refusait tout à coup de fonctionner.
Rohel se dégagea, l’être de l’antespace n’esquissa aucun geste pour l’en empêcher. Les douleurs aiguës de ses vertèbres et de sa nuque s’atténuèrent et il réussit à se dresser sur ses jambes tremblantes. Il vit alors deux enfants, âgés de cinq ou six ans, s’avancer entre les sièges du compartiment passagers.
Un garçon et une fillette, vêtus de haillons.
Le garçon tenait la main de la fillette qui brandissait une épée d’où émanait une lumière éblouissante.